Comme d’habitude durant mes temps de repos, je me ressource à la Commanderie. Mais si, vous savez bien, la demeure où s’est planqué mon grand-père durant la Seconde Guerre mondiale alors qu’il fuyait les limiers Teutons de l’Abhwer. Allez, faites un effort, je vous ai déjà parlé de cette vieille demeure que je retape au gré de mes permissions et de la profondeur de mes bas de laine.
Bref ! Cette fois, je rentre de trois semaines de crapahutage. Une négociation en Albanie où il a été question d’honneur bafoué dans de mes potes qui s’est mis dans la merde en harponnant une Kosovar.
Pour l’heure, je me repose en espérant savourer la quiétude d’une sieste bien méritée à l’ombre des lauriers, lorsque mon fidèle Sicaire se pointe dans l’allée en me hélant. Je sens déjà l’odeur de l’excusite aiguë qui lui rôde dans la gorge tel un rot bavarois, comprenez celui qui arrive après avoir ingurgité très exactement quarante-deux centilitres (cinquante moins la mousse pour être précis) d’une pisse made in Germany. Une liquouse houblonneuse qui frôle quand même avec les trois degrés : sont forts et hardis ces Germains.
Très prussien dans son approche, deux bières à la main, voici donc mon Sicaire qui s’installe sur le petit banc à mes côtés, dos au soleil. Je lui sens l’envie de parler, il me tend une des bières. Il n’est plus seulement courageux mais téméraire : elle est belge, brassée par quelques trappistes réguliers du mouvement alcoolique perpétuel. Pour ce qui est du séculier, il semble que mon Sicaire m’invite à écluser quelques voies impénétrables en sa compagnie.
***
- Le chien du voisin s’en est pris au chat la semaine dernière ! commence-t-il.
- Un chat ? Quel chat ?
- Bah, oui ! Notre chat, me dit-il en décapsulant la soupe chimassienne.
- Parce qu’on a un chat ici maintenant ?
- Mais, tu viens de quelle planète, Saint Val, il y a toujours eu des chats ici ! me commente-t-il.
- Ça, je le sais, mais tu me parles « du » chat.
- Bah, oui. Le chat qui a élu domicile ici plus que les autres, le petit chat roux.
- Tu te fais vieux mon Sicaire. Avec le nombre de salopards à qui tu as retiré le numéro de sécurité sociale, je me gausse de te voir t’attendrir devant un pussy nommé Galore.
- Venant d’un gars que l’on surnomme la vipère, ça me ne me fait ni chaud froid.
- Tu vois, c’est ton côté animal à sang chaud qui se plaint !
- Faut croire, me lance l’Allemand.
- Eh dis donc, les chats, ce sont des bêtes à écrivain ça ! Tu ne vas pas te mettre à te faire l’apôtre des tueurs de l’OTAN quand même ? Dis, moi… t’as pas l’intention de chapitrer mes aventures, hein ?
- Pour cela, il faudrait qu’il y ait quelque chose à raconter, qu’il me lance l’ancien Sieg habillé par Boss à la mode Gehlen.
- Figure-toi que ton histoire de chat, ça me fait penser à une drôle d’histoire, que je lui dis pour faire diversion.
- Racontes-y pour voir…
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Bon, je dois bien avouer que lorsque c’est comme ça, à l’ombre du soleil, en compagnie du seul gars à qui je dois vraiment la vie sauve, et dès lors qu’il a des arguments éthyliques dans la pogne, j’aime encore bien lui raconter quelques anecdotes. Non pas qu’il en manque, rassurez-vous ! Mais le pauvre est en retraite, et il opère par procuration au gré de mes missions.
En sus, c’est vrai que dès que l’on parle de chats, surtout les roux, les souvenirs de Michèle se pointent à la porte de ma mémoire. Et l’envie de raconter son histoire peut prendre aisément le dessus, toute affaire cessante.
***
Voilà donc comment tout cela s’est passé. Pour des raisons qui ne tiennent pas qu’à lui, notre Pacha, l’espion en chef que le Premier homme de France appelle quand tout va mal, m’avait envoyé sur une opération que menait la DGSE dans un endroit qui n’existe pas officiellement, où aucun des espions français n’a donc jamais mis les pieds et avec qui je n’étais pas censé me retrouver.
Après trois heures d’avion dans un jet plutôt classe avec hôtesse privée, whisky et autorisation de fumer, le petit dernier de Dassault s’était posé sur une piste assez morne, d’un minimalisme soviétique. Sur ma droite, une tour de contrôle désuète où l’on apercevait encore les traces de quelques vieux logos Sabena. Côté gauche, une espèce de savane finissait de brûler en plein cagnard où quelques saisonniers d’une milice dépareillée justifiaient de leur solde qui en rêvassant qui en siestant.
Je penchai mon regard sur mes Pataugas toutes neuves couleur sable, remontai le long de mes tibias avec zieutage furtif sur les poches latérales de mon pantalon beige, neuf lui aussi, finissant enfin par m’assurer que mon holster côté droit contenait bien le CZ45 habituel. Plus de raison de douter ! Mon corps entier savait qu’il était en Afrique.
Je franchis donc la porte de l’appareil tout en faisant ce truc bizarre qui me rend dingue mais sur lequel je n’ai aucun contrôle : je me frotte les pieds toujours avant de sortir de l’avion. Un toc, sans doute.
Je mate un dernier coup vers la petite serveuse de l’air, déçu de ne pas lui en avoir mis un. Mais, bon ! Boulot is bouleau comme disent ceux qui bûchent. Je reluque donc un coup à droite, je lorgne à gauche : RAS.
Les cinq clampins d’ébène ne me calculent même pas. Il faut dire aussi que le seul boulier à disposition dans ce coin entre cancer et capricorne est généralement une Kalach rafistolée. Je veux dire par là que c’est le seul truc sur lequel les affreux peuvent compter. Un des types me regarde d’ailleurs, mais je fais mine de rien. Je joue le condottiere blasé, ça passe.
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L’Afrique, ça sent bon ! Tout qui est déjà allé se perdre en bord de savane ou à l’abri d’une barza le soir tombant sait que si le sens commun ne sert parfois à rien dans ces contrées, l’odorat est la porte d’entrée la plus évidente pour fermer toutes autres options géographiques.
Je me souviens bien de cette nostalgie qui gagnait mon grand-père lorsqu’il parlait de « son » Congo, et de sa tristesse aussi quand il évoquait « leur » Zaïre. Ce qu’il pouvait me néantiser les plantes avec ses états d’amertume. C’est lors de mon premier séjour que j’ai compris ce qu’il voulait dire. Il avait du nez, Tyran.
Revenons à nos chèvres. La tête dehors, je respire un bon coup d’Afrique, mais à défaut des humeurs d’acacias ou d’autres envoûtants effluves, dans mon pif se répand une saloperie d’odeur de kérosène. Tout de suite les images de safari, du Gin Tonic sur la terrasse du Zanzi Bar et des callipyges nymphes made in Africa s’échappent faisant place à l’arrivé d’un blanc coco qui se pointe vers la carlingue.
- André ! Enchanté ! m’annonce le type qui me tend la main à peine sur le tarmac.
- Saint Val, que je lui réponds en lui serrant l’écluse qui lui sert de main droite.
- On se connaît, non ? Un exercice à Toulon en 1994. Vous jouiez les Russes avec ton unité ! me dit le mili kaki.
- Hey. Oui, je me souviens de toi ! Tu es le mec qui nous a dégoté des clopes macédoniennes, non ?
- Des Drina. Tout juste. Ça fait plaisir.
- Oui, moi aussi.
- Alors, t’es ici en observateur ou quelque chose comme ça ?
- On peut dire ça. Mandaté par l’Élysée pour faire le point sur les ayatollahs que vous avez serrés, que je lui réponds, tout fier.
- Ah, tu sais, cette partie là, c’est pas nous ! Ils ont été arrêtés en France par nos cousins de l’Intérieur. Nous, on a été missionnés pour les interroger, tu vois.
- Oui, je vois. Un petit tour hors territoire national, histoire qu’ils causent mieux.
- Allez, amène-toi ! me dit-il avec un regard espiègle pendant que les fantoches qui roupillaient presque le saluent à l’ancienne mode.
Et voilà que je suis le petit bonhomme.
(à suivre)
* https://www.saint-val.com/index.php/2019/01/28/projet-les-carnets-de-saint-val/