C’est l’histoire d’une rencontre qui ne s’est jamais faite. Nous sommes quelque part au début des années 2000. Si je me rappelle bien, c’était avant cette fameuse date dont tout le monde se souvient et sait ce qu’il faisait ce jour-là. Avant cette date située dans le temps comme une naissance antéchristique, comme l’année zéro des temps nouveaux, plus sombres, plus noirs.
Nous sommes quelques semaines plus tôt, six ou sept tout au plus. Depuis plus d’un an, je traîne un ami. Un ami gros, et suffisamment laid que pour le savoir et l’admettre. Un maladroit trentenaire, pourtant diplômé de psychologie qui bosse dans un rade d’informatique où je me fournis en matos dernier cri. Y avoir un complice, je l’avoue, me confère quelques avantages comme la primeur des produits, la non-attente à la caisse et de confortables rabais. Bertrand est un ami, un vrai. Un gars avec qui on peut discuter, de tout comme de rien, mais où le rien fait toujours parti d’un tout. C’est son côté pote allemand psychologue, un freund.
Assez dominicalement, il m’invite chez lui. Il vit toujours chez « Môman » avec qui il a une très très mauvaise relation pourtant. Un père officier de marine, la trentaine à peine entamée, parti trop tôt croiser sur les côtes vers les « trop de piques » du cancer. Un aller simple. D’ailleurs, le dimanche, quand je vais chez Bertrand, je ne mate pas dans ce vrai petit château les vieux meubles ou les napperons poussiéreux, non ! Mon regard est toujours attiré par le portrait de cet homme en uniforme qui semble veiller sur la désuétude programmée d’une vie de famille amputée, tout net, Ô Capitaine, mon Capitaine. Et ça me rappelle un tas de choses.
Voyez, Bertrand, c’est le genre de type que l’on prend à la fois sous son aile et chez qui on aime se réfugier. C’est un confident malheureux, un affable conteur. Bertrand, c’est aussi un mec qui a le sens du partage. Il partage même le temps de sa mère qui est pourtant loin d’être avare en remontrances cachées, en cynisme à peine voilé. Cette avarice, je ne la connaissais pas chez mon ami. Je connaissais bien sûr l’existence de sa sœur dont il taisait souvent le prénom jusqu’à cette fameuse visite sabbatique incongrue où Scarlett m’est apparue.
« Euh, Scarlett ? » que je demande un peu circonspect ! Faut dire que si le prénom fait référence pour le commun des mortels — et des morts surtout — à Tara et ses champs où les « négros » en mal de jungle apprennent à blouser (et pas que du coton), pour moi l’évocation de ce prénom, pourtant doux, me renvoie directement à la légende populaire de l’horrible haleine de Clark Gable. J’en frémis, pourtant la donzelle est loin d’être vilaine et lègue du lourd côté capot et châssis.
Un silence s’installe pendant que la mère sert l’apéro. De la Suze. Si son petit cachottier de frère n’a pipé mot sur l’existence de la jolie Scarlett, c’est d’abord parce qu’il me sait en mains. Huit mois que je me coltine de la bourgeoise à particule. Et du double en plus, façon double zéro, set et match. La douce se prénomme Cassandra de Machin de Furtezingue. Non contents de dire d’où provenaient ces illustrés (ben oui, on n’a pas les photos) ancêtres, fallait en plus y ajouter un lieu-dit. Dis, t’as pas l’impression de charger le hongre pour un simple titre d’écuyer ne sortant jamais des paddocks ? Ils étaient fiers sur papier, façon lithographie, mais côté bataille, les Machin de Furtezingue restaient à l’écurie. Bref.
En mains donc que je suis, prêt à passer l’anneau que je crois ! Le Bertrand, en prolétaire bien éduqué dans une gentilhommière plus qu’honorable mène me concernant une double vie amicale dans laquelle sa sœur n’avait jusque là qu’une vague existence, je dirais même une « hippothétique » existence puisqu’en cavalière émérite, elle passe le plus clair de son temps aux écuries, elle aussi. Pour une Scarlett, être au haras confère un statut de starlette. Et pour ne rien gâcher à ce petit jeu de cache-cache qui avait assez duré, le coquin se retrouve d’un coup sec arbitre d’une série de coups d’œil qui en disent long à ceux qui nous observent Scarlett et moi sans que nous comprenions la portée des jets oculaires qui tantôt disait « baise-moi », tantôt « quelle bouche ! »
La rencontre est brève. Enfin, je crois. Parce que l’éther nié, ça peut paraître long, très long même. Je remonte donc dans ma voiture, une Alfa grise, intérieur cuir rouge et sièges « graphiés » hors-série, et je me lance sur l’autoroute qui relie cette pauvre province hennuyère à la capitale bruxelloise où je crèche avec ma « demoiselle » made in Brabant wallon dans un appartement qui ressemble plus à une chambre de bonne qu’à un home de noble. J’avoue que tout au long de ce voyage monotone d’une heure et quelques, le sourire de la petite Scarlett est resté figé sur mes mirettes. Histoire de faire contrition quant à mes envies salasses grecques, j’ai opté pour un bon vieux CD de slows made in 80’s. Quand t’as vraiment envie de repeindre la Sixtine du territoire fraîchement conquis, vaut mieux se repasser un bon vieux Billy Idol ou encore un Bryan Ferry histoire de ne pas saloper le travail et de jouer les Michel-Ange plutôt que les Combas, ça ferait trop désordre sinon pour une première fois, une toute première fois.
En grand conquérant, voiture rangée, et Ray-Ban dans les cheveux, j’arpente les quarante marches, j’entre et retrouve Cassandra dont la chapelle est en chantier, je m’en fous, le sang des autres m’a toujours laissé de glace.
Et les jours passent. Dix jours, tout au plus. Durant ces dix jours, il m’arrive de me demander si Scarlett est au haras. J’y pense parfois, mais très vite Cassandra reprend le dessus, physiquement. Et je pars, au vent. J’ai Bertrand au téléphone, deux ou trois fois : toujours pas un mot au sujet de Scarlett, jusqu’à ce vendredi soir où je suis de retour dans mon Hainaut natal pour une affaire absolument prétextée urgente : un dîner avec Bertrand.
Et là, le saligaud se met à table, au sens propre comme au sens figuré. On enquille nos salades folles, on arrose une barbaque à peine saisie d’une « chauron professorale » — la sauce qui te pousse à faire le hara-kiri —, le tout généreusement agrémenté de quelques binouses et autres jus de raisin macérés, comme le café « Ma, serré ». Un repas incomplet, sans dessert, mais avec terminaison irlandaise — quand même — où en guise de sucré, Bertrand me sert le numéro de téléphone de sa sœur sur un petit papier qui sent bon le Shalimar.
Moi, j’ai toujours été impressionné par l’aisance de Guerlain et par sa propension à bergamoter le tout-venant, rose et opanopax compris. Alors, les dix chiffres inscrits scrupuleusement sur ce bristol accompagnés du mot « surprise », ça me cogne aussi le côté intrigue et la paroi des émotions. Je regarde Bertrand, un peu interrogatif. Il me jure qu’il n’est y pour rien et qu’il comprendrait si j’allais rejoindre Cassandra sans même avoir mangé le chocolat du Kinder !
Bon, les amis ! Vous connaissez bien votre Saint Val. Même pris dans la tourmente d’un couple fut-il sous-sérénissime, il y a toujours un peu de place pour de l’exercice. On ne demande pas à un guerrier du service action d’aller flinguer du fellagha 2.0 sans avoir au préalable déchargé des myriades de balles réelles dans du sac de sable ou dans de la poutre même si elle ne provient pas de Bamako ! Donc, en guerrier averti, et dans un but de préparation pour satisfaire mon autre patrie, Cassandra, je dégaine parfois mon raisonnable calibre pour mes autres faims. Dit plus crûment, à force de manger des moules de Zélande, j’ai un peu tendance à oublier mes origines. Je viens du Nord, et par tous les chemins, j’y reviens !
Seulement, Scarlett dispose d’une supériorité avérée tant sur la moule de Zélande que sur toutes les autres lames affûtées ayant servi à éprouver le futur contrat d’avec Cassandra ! Habituellement, je suis à la manœuvre. C’est moi qui définis la conquête, les moyens d’y accéder, les efforts à consentir et le taux de pénétration des frontières et même le moment du « touche-touche les joyaux de la couronne ». Cette fois, je me retrouve nez à nez avec une sorte de Diane qui leurre et feint, et ne cherche qu’à jouer les chou-pilles, qui titille à coup de surprise ma légendaire curiosité.
Me voilà donc pris dans un drôle de piège vers lequel je me dirige, je pourrais même dire vers lequel je fonce, tête baissée, hampe en avant. Et dire que pendant ce temps quelques mollahs décident du sort du monde ! Et que si ça se trouve, l’ours à mât benne l’adène au moment où je m’apprête à composer le numéro de la Miss-au-haras, tout en s’amusant dans l’intérieur rococo d’une grotte afghane, se met à jouer au mölkky avec seulement deux quilles et deux avions en papier ! Résultat garanti.
« Allô », qu’elle me dit. « C’est moi, Saint Val » que je lui réponds. Elle sèche. Ah oui, à cette époque je me prends déjà pour un espion alors j’évite mon prénom en premières lignes des présentations, façon tranchée. Elle percute. « Je vois qu’on est intrigué », me lance-t-elle alors que je n’ai pas encore choisi la langue dans laquelle j’allais officier, le cul tourné vers Saint Nazaire. Lamentablement, je tombe dans le piège du questionnement et le petit jeu s’amorce. Mais si, ce jeu débile, le « tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Saint Val sans jamais oser lui demander ». J’abdique ! Elle qu’on sent venir s’acharne sur moi. À la question « tu es libre dimanche », je réponds voui. À la question « jusque tard », je réponds voui. À l’affirmation « il te faudra venir seul », je rétorque of course. Et lorsque je commets l’erreur de demander « c’est quoi la surprise », elle me répond par une sorte d’échange de devinettes qui ne dure pas longtemps rapport à ma capacité de déduction et à ma culture générale bien plus gaullienne qu’agraire.
Tiens, en parlant de gaule, la belle me promet des arbres, une soirée au clair de lune avec musique de chambre dans de plantureux jardins ou peut-être est-ce l’inverse, enfin pas tout de suite. Une soirée comac, mais une surprise tout de suite moins surprenante. L’effet est tombé, l’excitation a pris fin, comac aussi. Et je me retrouve à nouveau dans la position du chasseur ou plutôt du gosse archigâté. J’accepte, coupe court, confirme l’heure et le lieu. Elle passera me prendre ? Je refuse prétextant une excuse pas faite pour s’en servir tout juste sortie de mon machisme primaire, la hampe déjà dans la berme.
Plus de quinze ans plus tard, voilà que je savoure un de ces congés obligatoires que Serpentes, mon chef, me force à prendre. À l’ASPIC, on a beau être sur la balle pour faire plaisir au Premier homme de France et à sa foultitude de problèmes et de connards qui ne rêvent que d’y foutre un dawa de feu le Dieu, on en reste pas moins des fonctionnaires appointés. Appointés sur des fonds secrets, mais appointés quand même.
Bon, ne me faites pas écrire ce que je n’ai pas écrit. L’Ille-et-Vilaine (Département 35) Eure, ce n’est pas notre rayon. On bosse dans l’urgence moi et les autres vipères, et on ne rechigne pas, et on ne compte pas. Mais les vacances, c’est passage obligé. Une zone d’intolérance à l’action, le sauna et autres. Puis, vous le savez, j’ai cette Commanderie en retapage permanent, et la paperasse qui va avec ! Donc, même si je râle, ces moments de détente sont quand même les bienvenus, parfois.
Habituellement, si je chipote sur un profil Facebook, c’est dans le but de le faire pirater par mon fidèle Suffixe, mon lieutenant numérique, toujours prêt à coder, décoder et craquer. Sauf durant mes congés. Là, il m’arrive d’allumer un ordinateur pour m’épancher un peu côté Mémoires et mises sur écran de mes aventures, et je profite parfois d’une recherche pour gougueler un mot, un flash-back, ou simplement facebouquer un blase. Alors, pourquoi quinze ans plus tard, alors que je n’ai même plus vu « Gone with the wind » depuis belle lurette, mon arrière-salle cérébrale me rappelle à ce doux prénom, Scarlett.
Consciencieux, fébrile et excité, je commence malgré tout par mater le profil de Bertrand que j’ai perdu de vue. Aïe, ça pue. Quelques photos, assez jolies d’ailleurs, me rappellent à son amour de l’image. Je me souviens de nos virées cinématographiques. Je plonge dans l’eau trouble de sa page et je ne tarde pas à voir le mot lâché : cancer. Avec lui, une ribambelle de « courage, Bertrand » ; « tu vaincras » ; « te laisse pas faire » ponctue ses phrases courtes : « pas terrible aujourd’hui » ; « envie de laisser une trace » ; « ponction lombaire » ; et j’en passe. Les mots sont là, percutants ! Comme dans la vieille demeure, dans son salon virtuel, épinglée en haut du mur, une photo de son père, l’officier de marine. Je sens que comme lui, il partira tôt, que les rives du Styx sont en vue.
On a beau ne plus voir les gens pour des raisons x ou y, on garde d’eux des images et des sons. On pense parfois à tort que le temps s’est arrêté avec eux. Mais non. Scarlett échappe toutefois à cette règle. Elle est encore plus belle. Sur son profil, un cheval, un haras, de la décoration d’intérieur soignée, des images et encore des images. Rien sur son frère, j’espère qu’ils s’aiment encore. Je lis et scrute. Je devine un homme, mais pas d’enfant. Je la vois, étalée en deux dimensions, belle comme un cœur, sexy. En quelques images, je prends conscience qu’elle aurait détrôné Cassandra, d’une estocade, net. Je me plais à penser que nous aurions tout réussi ensemble, elle et moi. J’ai le snobisme de croire que j’étais fait pour elle, mais la certitude qu’elle était faite pour moi. J’hésite à cliquer sur le bouton ajouter. Je me rétracte.
Elle se souviendra du vent que je lui ai mis lorsque je ne suis pas venu marcher avec elle aux Musicales du Château de Belœil. Je m’en convaincs. Et je sais maintenant que le vent, aussi, emporte le temps.
Saint Val.